J'avais envie de sortir, de prendre un peu l'air. Ces dernières semaines étaient compliqués. C'est vrai que j'avais un travail, je pouvais manger un peu plus qu'avant, mais ce bateau, bien qu'offert par Astéria et William était un gouffre financier. Je devais tout payer et je n'avais pas assez argent. Puis Nausicaa qui ne me parlait presque pas, elle était blessé je le savais, mais je n'avais pas envie de la blesser encore plus. j'ai essayé de lui parler mais en vain. Cela me brisait le coeur, il était temps que je tourne la page peut-être ? Honnêtement, quand je vois qu'elle ne m'adresse pas la parole, que je ne vois qu'Andy en coup de vent à cause de son emploi du temps et que Gaia ne daigne même pas m'adresser la parole... Je me dis que je ferais mieux de partir, de quitter la ville... Me retrouver seul me ferait du bien, et plus jeune j'avais pour habitude d'aller me refugier au cinema j'avais envie de ça. Le hasard faisant bien les choses, j'avais gagné une place de cinema et pour 5$ de friandises, donc autant profiter. Comme on dit, heureux au jeu, malheureux en amour...
Je me trouvais donc devant la bâtisse, je faisais la queue comme tout le monde, la tête sur les affiches, puis c'est à mon tour de passer. « Bonjour une place pour... » Je baisse la tête pour regarder la guichetière, et je reste un peu muet... « Gaia... » Ma fille, elle travaillait ici et je n'étais pas au courant, comme le reste de sa vie, je ne connais rien d'elle... « Je ne savais pas que tu travaillais ici... » Dis-je simplement...

J’avais pas très envie de venir ce soir. Rémy, le gérant, l’a bien remarqué à ma mine défaite. « Eh beh, c’est pas la joie, aujourd’hui, pas vrai ? » J’avais haussé nonchalamment les épaules à la suite de sa remarque, lui confirmant que j’étais capable de faire la soirée, que oui, j’allais quand même bien. Rémy s’inquiète comme un grand-frère, je trouve ça tout aussi mignon qu’agaçant. Il me demande une dernière fois si ça ira, je réponds oui. Simplement oui. C’est plus facile de donner une réponse courte, sans nuance ; ça évite de trop se pencher sur l’atroce complexité de certaines émotions. Je ne comprends pas moi-même ce qui m’habite, en ce moment. Certains jours sont légers, et doux ; d’autres comme celui-ci sont pesants, vaporeux. Des journées qui se déroulent dans une épaisse brume mentale, j’en ai de plus en plus. Des journées où j’ai l’impression d’être en mode « pilote automatique ». Je salue les clients qui arrivent progressivement pour la prochaine séance. Deux tickets, un pop-corn, bonne soirée. BIP. Un billet et un coca, bonne soirée. BIP. Je souris, la tête pourtant ailleurs. Tellement ailleurs, que je ne reconnais pas instantanément le visage devant moi, le dernier de la file. J’ai l’impression de voir un fantôme, et ma poitrine se serre instantanément, sous l’effet de la surprise de le voir ici. Owen. Il prononce mon nom, l’air… désolé ? Les premières secondes semblent durer une éternité : je suis abasourdie. J’ai tout fait pour l’éviter, si bien que, parfois, je parvenais presque à me convaincre du fait qu’il n’existait tout bonnement pas. Entendre mon prénom dans sa bouche me procure divers sentiments entremêlés : la reconnaissance de l’entendre après toute ses années sans ; la rage de ne l’avoir jamais entendu suffisamment pour une enfant, tout ça par sa faute. La rage l’emporte, comme d’habitude. Je reprends peu à peu mes esprits. « Qu’est-ce que tu fais ici, tu me suis maintenant ? », dis-je froidement, les yeux plongés dans les siens, aussi bleus que les miens. Il m’indique qu’il ignorait que je travaillais ici. La logique me pousserait à le croire, sûrement, mais la colère ne voit qu’un mensonge, aussi horrible que sa personne. Je décide néanmoins de ne rien rétorquer. J’enchaîne alors rapidement sur mon habituel monologue professionnel, en veillant à ne pas feindre une quelconque bonne humeur que je réserve aux autres clients : « Très bien. Quel film souhaitez-vous aller voir ce soir ? Est-ce qu’il vous faudra un snack ou une boisson à côté ? » Qu’il prenne son ticket, et qu’il se casse, comme il l’a toujours si bien fait jusque-là.