Si le Délice a clairement mes préférences en termes de pâtisserie, j'aime le "Petit café" pur ses boissons et son ambiance, me rappelant un peu mon année d'études en France. Et puis ça me permet de pratiquer un peu la langue avec les serveurs, en plus d'être à deux pas de l'appartement. En attendant ma commande au comptoir, je fais défiler Twitter sur l'écran de mon téléphone. Je retweete quelques artistes que je suis mais en ce moment, mon compte est bien plus orienté militantisme qu'art. Chaque nouvelle info, chaque nouvelle décision politique me tord le ventre, me faisant craindre le pire pour mes adelphes à travers le pays. J'ai de la chance d'être majeur et d'habiter dans un Etat qui défend nos droits. Je fais autant que possible à mon échelle, participant à des manifestations avec Skye, donnant à des cagnottes, tentant de faire entendre nos voix, aussi petites soient-elles. Je déteste mon pays dans ces moments-là, et les abrutis à sa tête qui prennent des décisions aussi horribles pour contrôler nos corps et nos vies.
La commande passée, c'est le regard toujours rivé aux news sur les réseaux sociaux que je vais machinalement m'asseoir à ma table préférée, à côté de la grande baie vitrée d'où j'ai une vue à la fois sur la salle et sur les passants dans la rue, parfait quand je cherche de l'inspiration ou des modèles pour dessiner.
Ce n'est qu'une fois assis que je lève la tête et remarque qu'une jeune femme s'était déjà installée là, sur la banquette en face. Mais quel crétin je fais.
- Je suis désolé, je n'avais pas vu qu'il y avait quelqu'un. Je viens souvent ici et je m'assieds toujours au même endroit... Et par réflexe...
Je tourne la tête, cherchant s'il y a une autre place de libre mais les samedis matins, l'endroit est toujours bien rempli et toutes les tables me semblent occupées. Je me frotte la nuque, un peu gêné :
- ça t'embête si je reste là ? Je me ferais tout petit.
Je ne sais pas si ce sont ses cheveux qui attirent mon attention, ou quelque chose dans son visage. Mais je ne peux m'empêcher de penser que je l'ai déjà croisé quelque part. Une cliente ou une voisine ? Non, je l'aurais retenu. C'est le genre de visage que j'adorerais croquer et garder sur le papier, avec un regard captivant. Je suis plutôt bon à me souvenir des gens habituellement. Un vieux souvenir me revient, même si ça me semble improbable.
- Je vais sans doute paraître très cavalier, surtout après une entrée en matière aussi... maladroite mais tu n'aurais pas joué dans une série télé ? Une ado avec des pouvoirs magiques.

- ça ne fait rien, si c’est votre endroit je l’ai volé.
Sa réponse me fait rire et je lance d'un ton léger :
- Ce n'est pas encore tout à fait mon endroit. J'avoue avoir fortement envisagé d'y graver mon nom, mais je ne pense pas que les patrons auraient apprécié
Je ne sais pas si c'est mes études en art et les très longues heures que j'ai passé à observer les gens pour du modèle vivant, mais je remarque rapidement un changement dans son expression après ma question, un mal-être. Je me donne un claque mentale. J'ai un don pour mettre les pieds dans le plat. Je me mordille l'ongle du pouce, gêné, avant d'essayer de me rattraper :
- Désolé, tu étais là tranquille et moi je viens t'embêter avec mes questions idiotes. Tu avais sans doute prévu autre chose pour ta matinée que de tomber sur un fan. Ex-fan.... Je crois que je vais juste me taire.
Je suis sauvé par le serveur qui pose devant moi un plateau avec une tasse de café et un croissant. Je fixe mon regard sur le boire, comme si je pouvais me noyer dedans pour oublier cet échange désastreux. J'ai arrêté de suivre la série il y a quelques années mais je voyais encore passer quelques news de temps à autres sur les réseaux sociaux, et je me dis que se faire remarquer comme ça par quelqu'un est sans doute la dernière chose dont cette actrice a envie après être venue se perdre dans une ville comme Brindleton. J'avale une longue gorgée de café avant de réussir à relever la tête et d'enchaîner :
- On peut reprendre depuis le départ ? Mon sens du tact est assez mauvais, je suis vraiment désolé. Enfin je comprendrais aussi tout à fait si tu en avais déjà complètement marre de ma tête et de mon débit de paroles, et que tu étais en train de prier pour que je finisse juste très vite de manger et que je déguerpisse pour que tu aies enfin la matinée tranquille dont tu rêvais depuis au moins 3 semaines.
Je recommence. Encore. Je parle trop, trop vite. Je lui tends la main au-dessus de la table, lui adressant un sourire :
- Je m'appelle Jesper au fait.

Je me demande un instant ce que penserait l'adolescente que j'étais de cette rencontre, comment elle aurait réagi. J'étais vraiment, vraiment très fan. Avec moins de retenue, et pas l'expérience de rencontrer des idoles. Le temps m'a appris à faire la part des choses, accepter qu'iels sont humains, et moins les mettre sur des piédestaux. C'est sans doute pour le mieux que cette rencontre hasardeuse se fasse aujourd'hui et non y'a 10 ou 15 ans. Je l'apprécierais sans doute davantage.
- Non je te rassure, j'ai laissé ma phase "obsessive" avec mes vieux fringues du collège. Enfin, il m'arrive de l'être encore un peu sur certaines choses, mais pas au point d'agresser des gens que je viens juste de rencontrer, quand bien même ils auraient joué dans une de mes séries favorites.
J'essaie de ne pas parler trop fort, Anthéa semblant vouloir rester discrète sur sa présence ici. Je ne pense pas que les clients des tables voisines s'amusent à espionner notre conversation mais on ne sait jamais, vaut mieux être prudents.
Je retiens un "merci, je l'ai choisi moi-même" lorsqu'elle complimente mon prénom. C'est le genre de remarques qui me font rire mais qui ont tendance à amener des questions chez beaucoup de personnes, et je ne sais jamais comment mon interlocuteur, enfin interlocutrice dans le cas présent, pourrait réagir. Alors je me rabats sur quelque chose de plus banal, mais néanmoins honnête :
- Je te retourne le compliment. Ce n'est pas un prénom qu'on croise souvent, j'aime beaucoup.
J'avale une gorgée de mon café avant qu'il ne refroidisse trop à force de bavasser, et croque dans ma viennoiserie. J'attends d'avoir la bouche vide avant de reprendre :
- Si ce n'est pas trop indiscret, tu es en ville depuis longtemps ? Si tu cherches quelqu'un pour te faire visiter, il paraît que je fais un excellent guide. Je connais toutes les bonnes adresses, et celles à éviter.
Alors que je trempe mon croissant dans mon café avant d'en prendre une nouvelle bouchée, j'aperçois à côté de moi un père s'approchant, tenant une petite fille par la main, qui semble à la fois excitée et intimidée. L'homme s'arrête à côté de notre table et se racle la gorge avant de demander :
- Excusez-moi, vous ne seriez pas Anthéa Holmes ? Ma fille est extrêmement fan de Lucy, elle a vu je ne sais pas combien de fois les épisodes, et je me demandais si vous accepteriez de prendre une photo avec elle ?
- Ah bah tu vois, je te l'avais bien dit !
La phrase sort toute seule, avant même que j'ai vraiment réfléchi. Je bénis mes talents d'improvisation et ma participation au club de théâtre au lycée, avant d'enchaîner le plus naturellement du monde en me tournant vers le père :
- Je lui répète tout le temps qu'elle ressemble comme deux gouttes d'eau à cette actrice là, Antonia machin... Elle veut jamais me croire. Vous n'êtes pas le premier à nous demander une photo pourtant, depuis qu'elle est arrivée. Vous voyez, elle habite dans une petite ville au fin fond du Missouri habituellement, c'est pas là que les gens connaissent un peu les séries à la mode. Mais ici... Je suis vraiment désolé de vous décevoir, mais je pense que vous auriez plus de chances de croiser cette star à Hollywood, c'est là qu'ils habitent tous, non ? Puis bon, à part le physique, je vous assure que la ressemblance ne va pas plus loin. J'ai essayé de la faire jouer un peu, voyez, que ce serait amusant pour faire des blagues aux gens, mais aucun sens du rythme ou de la répartie. Vaut mieux qu'elle reste loin des caméras je pense.