J’ai grandi dans une ferme de Cornflower, entouré de 9 adelphes. Autant vous dire que c’était animé à la maison, et relativement bruyant. Mais ça ne m’a jamais dérangé. Je suis content d’avoir grandi avec une famille aussi nombreuse, c’était facile de trouver quelqu’un avec qui jouer. Plus compliqué de trouver un coin calme et tranquille quand je voulais être tout seul mais on fait avec. Il y avait des disputes parfois, et j'étais vraiment pas le plus calme et gentil du lot, mais les conflits finissaient souvent par se résoudre autour d'une tasse de chocolat chaud spécial maman, qui en profitait pour qu'on s'explique posément avec l'autre.
A l'école, je préférais bien plus les récréations que les longues heures obligé de rester assis sans bouger. J'avais besoin de remuer, de m'occuper. Je n'étais pas un mauvais élève mais je n'écoutais généralement que d'une oreille distraite mes professeurs. Au collège, j'ai commencé à être de ceux qui faisait l'idiot pour faire rire les autres et se faire plus facilement des amis. Il n'y a que les cours de sport où je pouvais me dépenser que je ne rejoignais pas en traînant des pieds. Et ceux d'arts plastiques où je pouvais laisser libre court à mon imagination. Je griffonnais partout où je pouvais, sur mes polycopié, dans les marges de mes cahiers. Mes parents ont fini par m'inscrire à des cours de dessin.
Même si on se retrouve tous un jour ou l'autre à sortir le moindre "signe qu'on était trans dès notre plus jeune âge" quand vient le moment de voir un psychiatre, je saurais pas dire si ça a vraiment été le cas avec moi. Je portais souvent des pantalons et les cheveux courts pour des questions de praticité et de confort, et si j'aimais beaucoup les parties de foot avec les gars, je pouvais aussi passer mes récréations à papoter avec mes amies. Et mes soeurs avaient un talent absolu pour me convaincre de servir de tête à coiffer, et participer à tous leurs jeux incluant des poupées ou des parties de thé habillés en princesse.
Puis est venu le lycée. On perd certains amis, on en trouve d'autres. On commence à vouloir sortir plus tard, parfois en douce parce que les parents ont dit non. Il y a les premières expériences dans plein de domaines, et les questionnements. Beaucoup de questionnements dans mon cas. Sur ce que je voulais faire de mon avenir, sur la femme qui m'avait mis au monde parfois, sur ma place, sur les gens dont je tombais amoureux, sur qui j'étais, qui je voulais être. Les engueulades avec mon père, pour tout et pour rien. J'avais l'impression d'étouffer parfois, qu'il ne comprenait rien. Maman essayait autant que possible de calmer le jeu entre nous.
C'est à cette époque que j'ai commencé à traîner sur internet, sur twitter et des forums. Cherchant des tutoriels de dessins et d'autres artistes, des gens partageant mes passions. J'ai trouvé des communautés géniales. Des débuts de réponse à certaines de mes questions. D'autres questions. Des doutes. Des mots à placer sur mon vécu, mon ressenti. Il m'a cependant fallu du temps pour l'accepter, encore plus pour le formuler et en parler à mes parents. Entre temps, j'avais quitté la maison pour des études d'art dans une petite école à New-York. Je rentrais à la maison de temps en temps le week-end. Même en ayant commencé un traitement hormonal et en sachant qu'ils verraient bien un jour ou l'autre les changements si je ne leurs en parlais pas avant, je n'ai pas cessé de repousser le moment. Ma bisexualité, ça avait été plutôt simple, Alisha était passé par là avant moi. Mais réussir à dire à mes parents que je n'étais pas la fille qu'ils pensaient avoir me semblait insurmontable. Mes adelphes m'ont soutenu et aidé, jusqu'à ce que j'arrive à faire face à nos parents un soir pour leur dire. Maman m'a souri, avec toute la tendresse dont elle savait faire preuve, et m'a juste dit que tant que j'étais heureux, elle l'était aussi. Ca a été plus compliqué avec mon père. Les manières d'un révérend et la volonté d'un mulet, disait souvent Maman pour le décrire. J'aurais aimé qu'il soit un peu moins imprégné par son éducation du Sud. On s'est engueulé, fort. Je suis parti en claquant la porte, allant passer la nuit chez un pote. Maman m'a invité à prendre un café le lendemain, pour discuter. Elle m'a dit en souriant que même si je ne le voyais peut-être pas, je ressemblais énormément à mon père, aussi buté que lui parfois. Qu'il lui faudrait un peu de temps mais qu'il finirait par comprendre et par accepter. Qu'elle serait là, pour nous deux. Et elle l'a été. Même quand je suis parti faire ma dernière année d'étude en France, à des milliers de kilomètres de la maison et 6 heures de décalage, je savais que je pouvais l'appeler quand ça n'allait pas. Papa a fini par se faire à l'idée d'avoir un fils de plus à la maison.
Après l'obtention de mon diplôme, je suis resté presque un an de plus en Europe pour travailler et voyager, voir un peu du pays. En revenant à Brindleton, je savais que la porte de la maison m'était toujours grande ouverte mais j'avais besoin d'un endroit à moi. J'espérais me trouver un petit appart' seul mais artiste freelance ne paie pas bien et je n'avais pas assez de côté pour me permettre ça. Heureusement, Leïka m'a parlé d'un de ces amis qui cherchait des colocataires. Et c'est comme ça que je me suis retrouvé un matin de l'été 2019 à toquer à la porte d'un appartement de Pushwick, et que j'ai fait la connaissance de Wes. (Il est un peu idiot parfois et devrais mieux choisir ses fréquentations à mon humble avis, mais il est sympa quand on le connaît. Il semble généralement m'éviter quand on se croise dans la rue et qu'il est avec sa bande d'amis, mais à l'appart on s'entend bien. J'aime bien quand on parle de nos lectures ou qu'on joue à la console. Et il m'aide quand j'ai un souci avec mon ordi, c'est bien pratique.)
Côté boulot, j'ai eu la chance qu'Astéria accepte du premier coup ma demande d'apprentissage quand je suis allé la voir au Gravure. C'est là-bas que j'avais fait mon premier tatouage et certains des suivants, et quand j'avais réalisé que j'aimerais travailler dans ce domaine, c'était devenu mon premier choix de lieu où me former. Après un an à progresser auprès d'As', elle m'a, à mon plus grand plaisir, proposé une place permanente comme tatoueur à la boutique, que j'ai accepté sans y réfléchir à deux fois.
Et me voilà à presque 26 ans. Toujours dans la coloc, complétée quelques mois après mon arrivée par Romy. Malgré les chamailleries occasionnelles, j'adore l'ambiance dans l'appartement et je crois que j'aurais du mal à vivre seul. Le bruit fait trop parti de ma vie depuis mon enfance. Et puis ce n'est pas comme si je voulais fréquemment ramener des gens dans ma chambre. J'aime mon boulot, observer la ville, prendre du temps pour mes amis et ma famille. Parfois me reviennent certains questions de mon adolescence sur ma génitrice, sur ce qu'aurait été ma vie si elle avait choisi de m'élever. Mais j'aime les choses comme elles sont et je pense que je ne les échangerais contre rien au monde.