J’ai l’impression de jouer à la roulette chaque matin. Pour savoir si je serais capable de sortir ou non de mon lit, capable ou non d’aller en cours, de supporter une journée avec autant de monde, de bruit, de regard. Parfois la roulette dit non. C’est trop. Reste sous ta couette, oublie le monde, laisse ton corps se reposer. Mais une part de mon esprit proteste. Culpabilise. Me rappelle que si je ne me lève pas, Eiza va s’inquiéter, se demander si on est malade. Et si Eiza s’inquiète, elle va poser des questions auxquelles on pourrait pas donner de réponse. Encore si y’avait de la fièvre, ça serait une raison de ne pas quitter la maison. Mais y’a pas de fièvre, juste un esprit en  vrac.
Alors je me lève, et généralement me force à aller en cours, en priant pour que la journée passe vite. Parfois je sèche. Quand je vais vraiment très mal, ou que j’arrive à trouver une alternative suffisamment convaincante pour que ma tête me laisse tranquille. Ils vont sans doute prévenir Eiza. J’ai beau être majeur, maman lui a bien dit qu’il fallait me surveiller. Alors sur les papiers quand j’ai intégré l’école, elle a noté son numéro en demandant à être prévenue en cas d’absence. Ca pèse souvent dans la balance. Pas aujourd’hui. Aujourd’hui j’avais besoin de me retrouver seul, parce que sinon j’allais exploser.  C’est le mari d’Eiza qui m’a fourni mon excuse à moi-même. Entraînement à la marche sur terrain meuble. Deux semaines qu’il me bassine pour que j’aille marcher dans un parc ou en forêt. Sans ma canne. C’est le problème quand tu vis avec ton kiné. Il peut te rappeler bien trop régulièrement de faire tes exercices. J’ai fait une liste mentale. Des avantages et des inconvénients d’avoir laissé Eiza me convaincre que son mari kinésithérapeute serait bon pour s’occuper de mon suivi. J’ai commencé à remplir la liste dès ma première séance. J’avais pas réalisé qu’il aurait besoin de travailler sur mes jambes nues, et donc qu’il verrait les cicatrices. Il a pas posé de question mais j’ai senti son regard. Faut pas être un génie pour réaliser, surtout d’aussi près, qu’elles sont bien trop fraîches pour dater de l’accident. J’ai fait attention pendant si longtemps à préserver mes cuisses. Y’avait peu de chances que j’abîme quoi que ce soit quand je m’entaillais mais je les aimais mes jambes, c’était mon outil de travail. Puis elles sont devenues inutiles. Sans la gauche, elle me servait à rien la droite. Alors elles ont pris tout le poids de ma colère, toiles vierges progressivement couvertes de lignes rouges, blanchissant avec le temps.
Le mari d’Eiza n’a rien dit, rien demandé. Je sais pas s’il lui en a parlé. Il est plutôt sympa avec moi généralement. Alors parfois je fais un effort et tente de me montrer conciliant, de faire les exercices qu’il me donne. Comme aujourd’hui. J’en ai fait des efforts et des progrès en trois mois. Je suis passé de la béquille à la canne, avant de commencer à marcher sur des distances de plus en plus longues sans aide. C’est pas la douleur qui me dérange. Je l’encaisse, j’ai l’habitude. Je l’accueille même parfois comme une vieille amie, comme si c’était ma punition pour je ne sais quel tort. Mais j’ai encore parfois du mal avec mon équilibre, surtout les fois où je mange peu. Un faux pas et je tombe. Je déteste tomber. Ca me rappelle à quel point ce corps est maladroit, lui autrefois si gracieux. Peut-être pour ça que j’ai choisi un matin de semaine, j’espérais être tranquille. Il y a plus de monde que je ne le pensais qu’il vient profiter du beau temps et des températures qui commencent doucement à remonter. Des randonneurs âgés, quelques joggeurs, un ou deux couples avec des enfants en bas âge. Et y’a moi, qui a l’impression d’avancer à la vitesse d’un escargot. Un pas après l’autre, doucement. C’est traitre les chemins de forêt. Le sol est bien plus mou que les trottoirs, y’a des petites racines partout. Et je sens rien un pas sur deux. J’ai du mal à appréhender les reliefs du terrain. Le but de l’exercice est justement de m’y habituer.
J’ai surestimé mes forces je crois, et regrette rapidement d’avoir laissé ma canne à la maison. Et tout le chemin que j’ai réussi à parcourir, il me faudra le faire en sens inverse pour retrouver l’arrêt de bus. Je suis vraiment con parfois. Le souffle court, je m’appuie contre un arbre, tentant de trouver une position qui soulage ma cuisse gauche. Merde, merde, merde. T’es un génie Jude, bravo. Tu peux pas juste faire tes exercices tranquillement sans forcer. Faut toujours que tu pousses ton corps trop loin. Mon champ de vision se couvre un instant de points noirs. Je ferme les yeux, priant pour que ça se calme, les rouvre. J’ai rien emmener à grignoter, pas pris d’eau. Juste moi et mes idées à la con. J’esquisse un pas en avant, sens mon esprit en faire un en arrière. Sans moi mon gars. J’en tente un deuxième. Mauvaise idée. Mon pied gauche s’accroche dans une racine et mon corps bascule en avant. Ca va être génial le réveil le nez dans l’humus. Mon cerveau finit de déconnecter et tout devient noir.

Bordel Jude, réveille-toi. Y'a des gens autour, tu vas pas nous laisser étalé là 107 ans non plus, si ? Je crois que quelqu'un me parle. Quelqu'un d'autre, pas dans ma tête. Des mains sur ma peau. Du mouvement. Je me sens reprendre contact avec la réalité mais mes paupières me semblent peser une tonne, bien trop pour tenter de les ouvrir. Mes autres sens n'ont pas trop de soucis pour fonctionner. Je sens la terre contre ma joue, les petits cailloux sous mon épaule et contre ma hanche. Ok, je suis allongé sur le côté. J'étais pas tombé face contre terre ? Pas vraiment important, la pensée est vite relégué en arrière-plan. L'odeur et les bruits de la forêt sont bien plus intéressants. Peut-être que je pourrais juste rester comme ça toute la journée. Pas très confortable mais au moins, je ne risque pas de tomber plus bas.
J'arrive enfin à ouvrir les paupières et grogne tandis que se diffuse lentement la douleur de ma chute. Je vais avoir des bleus. Je reste un instant à observer le bout de terre juste devant mon nez et les fourmis qui passent près de moi. Je bouge mon bras gauche, appuie ma main contre terre, tente de me relever. Mauvaise idée. Je sens un vertige me prendre de nouveau, et la nausée me monter à la gorge. Trop tôt, trop vite. Je me laisse retomber. Merde.
Une main se pose contre mon dos, l'autre contre mon épaule, m'aidant à me redresser, bien plus délicatement. Même comme ça, la position semble trop pour mon corps et le vertige refuse de partir. Je ramène mon genou droit vers moi et pose ma tête dessus, ma jambe gauche encore étendue. J'ai un peu peur de vérifier son état. J'espère que je n'ai rien abîmé en tombant, je ne pourrais pas rentrer par moi-même. Enfin, pour rentrer faudrait déjà que je sois capable de me lever.
- Merci, pensé-je enfin à lancer à la personne qui se tient encore à mes côtés en tournant la tête vers lui. Mais ça va aller, vous en faites pas pour moi.
Mais oui, c'est ça Jude. Essaie d'avoir l'air plus crédible quand tu mens, t'es même pas foutu de te relever. Et je parle même pas de marcher jusqu'à l'arrêt de bus. Et puis il y a ce liquide que je sens sur mon crâne, commençant à couler sur mon front. Il y avait de l'eau par terre ? Je porte ma main à ce qui me semble le point le plus mouillé et soupire en la redescendant devant mon visage, rouge de sang. Bordel de merde, ça doit être une coupure sacrément profonde. J'ai dû taper contre un caillou. J'envisage un instant de demander à mon sauveur de juste me reconduire à la maison mais je commence à avoir vraiment beaucoup de sang qui coule sur mon front et tombe devant mes yeux, et je crois qu'Eiza est à la maison aujourd'hui. Pas besoin qu'elle me voit dans cet état, et puis le lycée l'informera bien assez tôt que j'ai séché les cours. Je me résous à demander de l'aide à l'homme à côté de moi :
- Vous pensez que vous pourriez m'emmener à l'hosto ?