- Jude s'il te plaît, arrête de faire la tête ! Tu n'es plus un enfant, ce n'est pas en boudant que tu vas obtenir ce que tu veux. Tu vas te plaire là-bas, tu verras. C'est une ville très agréable m'a dit Eiza. Et je suis certaine que tu te feras vite des amis au lycée. L'une de tes cousines y est, tu ne seras pas seul.
Ferme-la. Ferme-la. Ferme-la. Les mots hurlent dans ma tête, avec d'autant plus de virulence qu'ils ne peuvent pas sortir. Il a trop bien retenu ces leçons Jude. C'est un garçon sage, discret. Il ne crie pas contre ses parents même quand il les déteste, même quand il serait prêt à leur arracher la langue pour qu'ils se taisent. Et dire qu'il reste encore tout le trajet en bateau à supporter. Les 3 heures d'avion ont été une torture, autant psychologique que physique. Ma mère n'a pas cessé de parler, essayant de m'arracher rien qu'un mot, me vantant sa soeur, sa jolie maison, cette ville adorable. Et ma jambe qui me lançait, encore et encore, supportant mal le changement de pression dû à l'altitude. Mais je n'ai pas bronché. Encaissé la douleur sans rien dire. Supporté les divagations de ma mère. Ce sera bientôt fini. Elle me dépose sur l'île, passe une nuit avec nous par principe, histoire de voir un peu sa soeur, puis repartira loin, à sa petite vie parfaite, avec son mari bien propre sur lui et leurs deux merveilleux fils qui brillent dans leurs études respectives et leur vie sociale. Oublié l'enfant prodige qu'ils étaient fiers d'exposer comme un trophée à leurs amis et connaissances lors des soirées et des galas, qui devait juste se tenir debout et sourire, répondre poliment aux questions sans trop s'étaler, ne surtout pas faire de vagues, pas de tics bizarres, pas de crises de panique. Une belle poupée. Elle est cassée la poupée maintenant. Alors on la jette. Exit le vilain petit canard avec ses cicatrices, son moignon, son coeur tout cabossé, sa tête en vrac, il ferait trop tâche sur les photos, dans les soirées. Exilé à des centaines de kilomètres, là où les journalistes ne risquent pas de le trouver, si jamais mon père n'arrive pas à étouffer aussi bien l'affaire qu'il le voudrait. Lui demander son avis ? Voyons, il ne sait pas ce qui est bon pour lui. Il est fragilisé par tous ces événements. La preuve, il s'est ouvert les veines et il a fallu l'interner quelques temps, pour son bien. L'enfermer loin des regards, qu'il n'apporte pas plus de honte à la famille. C'est d'une tristesse, une carrière si prometteuse, coupée nette. Il ne sert plus à rien maintenant le Jude. Le patinage c'était son seul talent, sa seule voie. Il est comme un oiseau sans ailes, cloué au sol.

Mes parents ont exigé de moi que je redouble ma terminale, que je finisse le lycée. Mon père doit être content. Maintenant que le patinage c'est mort, va bien falloir que je trouve autre chose. Que je fasse des études sérieuses, utiles, comme mes frères. Mais je ne suis pas eux. Je suis qu'un idiot. Je suis rien sans patins, sans glace. Une tête vide. Nan, elle est trop pleine, elle déborde ma tête. Mais c'est rien de ce qu'il faut. Ma psy essaie de me pousser à sortir ce trop plein, ces mots, ces souvenirs, ces sentiments qui bouillonnent et me rongent de l'intérieur, lentement mais sûrement. Peut-être que ça me soulagerait de les expulser, que j'arrêterais d'avoir l'impression de mourir à petit feu. Mais ça ne veut pas. Ca se coince dans ma gorge quand j'essaie de parler. Ce ne sont jamais des mots qui sortent. De la bile oui. Des cris. Parfois des larmes. Jamais des mots. Ou ceux qui sont pas trop graves, pas trop sérieux. Je parle de mes parents peu présents, de ma mère qui nous couvrait de cadeaux plus chers les uns que les autres mais nous disait rarement qu'elle nous aimait, ni ne nous le montrait vraiment. Je n'évoque pas les gifles de mon père quand on se tenait mal, même l'espace d'un court instant, ou si les notes ramenées de l'école n'étaient pas satisfaisantes. C'était les seuls moments où il semblait se rappeler de notre existence, quand il fallait nous crier dessus, nous ramener dans le droit chemin. J'ai dû évoqué mes frères une fois ou deux, restant évasif. "On n'est pas très proches" Je ne pourrais pas tout lui dire. Comment ils ont vite compris que j'étais une cible facile, à leur disposition quotidienne. Moi je les voyais comme mes modèles. Ils étaient mon seul repère, toujours à la maison, fourrés ensemble à préparer je ne sais quel bêtise. Je voulais les suivre partout, aurait fait n'importe quoi pour qu'ils m'acceptent avec eux, buvait la moindre de leurs paroles. Ma mère me disait toujours d'être sage quand elle partait et d'écouter mes frères, faire tout ce qu'ils me disaient. Je l'ai pris au pied de la lettre. Ils ont même réussi à me convaincre que j'étais mort une fois, quand j'avais 6 ou 7 ans. J'en ai développé une tendance à me couper, au cas où. Si je saigne, c'est que je suis vivant. Je devrais savoir depuis le temps que je suis forcément vivant si je bouge et que je pense. Mais c'est resté ancré quelque part dans ma tête, et il faut parfois que je vérifie.
Généralement nos séances s'étirent lentement. Elle me pousse à parler de moi, de l'accident. Elle pense que mes problèmes viennent de là, que parler me ferait du bien et me permettrait d'avancer. Elle ne sait rien du tout, ne peux pas comprendre. Aucun n'a compris. Ma mère aussi croit que c'est l'accident qui m'a mis dans cet état. Ce n'est pas entièrement faux. Mais les causes sont bien plus profondes. Je n'allais déjà pas bien avant l'accident. Je le cachais juste très bien. J'avais un but, une raison d'avancer. Rien ne comptait, aucun sacrifice n'était trop grand si ça me permettait un jour d'accéder au podium des Jeux Olympiques. J'ai tout accepté, tout enduré. J'ai laissé Nick faire ce qu'il voulait de moi sur cette promesse qu'il m'avait faite solennellement, les yeux dans les yeux : il ferait de moi un champion, m'emmènerait au sommet. Alors j'ai fermé ma gueule et enduré. Pour mon rêve. Parce que rien ne serait trop dur pour côtoyer mes idoles.
Mais la vie c'est pas aussi simple. T'as beau avoir dit oui, ça rend pas la situation normale, ou acceptable. Ton esprit encaisse, jour après jour, et fourre ça dans un coin. Parce que tu l'as décidé. Et ça s'entasse, ça s'entasse, contre un mur. Puis un jour ce mur s'écroule. Et tout la merde accumulée, elle s'échappe, te revient en pleine face, comme un raz-de-marée. C'est ça qui a été le plus dur. La chute. J'étais monté si haut, je frôlais les étoiles du bout des doigts. Puis l'échelle de verre qui m'avait permis d'aller si haut s'est brisée et je suis tombé. Littéralement d'abord. Dans une crevasse. Suffisamment haute pour me briser plusieurs os, pas assez pour que j'en meure.
Métaphoriquement ensuite. Si les secours étaient arrivés plus tôt. Si j'avais été pris en charge par un meilleur hôpital. Les chirurgiens ont merdé la première opération. La plaie s'est infectée. Alors il a fallu couper. Malgré mes supplications, délirant de fièvre. Ils ne pouvaient pas. Autant me tuer tout de suite. Je n'étais rien sans ma jambe. Bien que majeur, mes parents étaient encore mes responsables pour ce genre de décision. Et ma mère a dit oui. Parce qu'elle voulait sauver son fils. Enfin, l'idée qu'elle se fait de son fils. Parce qu'elle n'a foutrement aucune idée de qui je suis réellement, et que je n'ai plus été que l'ombre de moi-même depuis l'opération.
Elle m'a traité d'égoïste quand j'ai voulu en finir. Comme si ce n'était pas par égoïsme qu'elle tentait à tout prix de me garder en vie. Pour garder sa parfaite petite famille. C'est pas elle qui doit continuer dans un corps en morceaux, pas elle qui a dû abandonner la seule chose qui lui a jamais tenu à coeur, pas elle qui doit vivre chaque jour en ayant l'impression de ne plus servir à rien. C'est moi. Et j'en veux pas de cette vie