1. Comment grandir avec un parent absent ? C’est une éternelle question qui te hante depuis ton plus jeune âge. Malgré l’aspect fusionnel de la relation avec ta mère, Sarah Hawkins, tu as toujours senti qu’il te manquait quelque chose. Ce père que tu voyais sur des photos de jeunesse, souriant aux côtés de ta mère ; à tes côtés, lorsque tu n’étais encore qu’un bébé. Comment se construire sans lui ? Tu le savais quelque part. Certains perdent leur parent dès le plus jeune âge. Le tien, de père, n’était pas mort. Il était quelque part, loin de toi, loin de vous. Petite, tu posais beaucoup de questions à son sujet. Tu voulais savoir comment il était, ce qu’il aimait. Tu voulais l’entendre rire, entendre sa voix, sentir sa présence. Avec ta mère et ta sœur, Andy, vous alliez régulièrement le voir. Ton père n’était pas mort, ni n’avait disparu comme un lâche. Il était là, toujours au même endroit, et ce depuis des années. Derrière des barreaux. C’est là que se trouvait Owen Langston. Quand certains enfants faisaient des blagues à propos de ton père prisonnier, émettaient des suppositions absurdes quant à un potentiel passé de meurtrier, tu hurlais. Tu t’es battu plusieurs fois dans la cours de récréation ; au grand détriment de ta mère. Tu ne laisserais personne ternir l’image de cet homme souriant, que tu regardais chaque matin, dans le cadre posé sur une commode de la cuisine.

2. Mais le temps est passé, et ton envie de le défendre s’est progressivement évaporée. Pire, plus les années s’écoulaient, plus tu grandissais, moins tu ne semblais porter cet inconnu dans ton cœur. C’est ce qu’il était, un parfait inconnu. L’adolescence a été le moment où la colère que tu avais contre ceux qui insultaient ton père s’est retournée contre cet individu même. Enfant joviale, tu es devenue une adolescente difficile, le cœur rongé par la rancune et, même si tu l’avoueras jamais, une profonde tristesse. Tu lui en veux terriblement. D’être en taule, pour un foutu trafic de weed. Tu lui reproches cette absence, jusqu’à le renier de ta propre conception de famille. Tu prends le nom de ta mère, preuve ultime que tu ne souhaites plus jamais être associé à ce type.

3. T’es entrée à l’université, t’as choisi d’y étudier le tourisme et le management en hôtellerie, un peu pour tes rêves d’enfant, un peu par dépit. T’es intelligente, t’avais pour habitude de te donner toujours à fond pour ce que tu faisais. Depuis cette année particulièrement, depuis la sortie de prison d’Owen, tu te donnes plus vraiment pour tes cours. Tu penses trop, tu ne parviens pas à te projeter, tu clames à longueur de journées être une adulte, mais t’as paradoxalement pas envie de quitter ta jeunesse. T’as l’impression d’être bloquée, avec cette version de toi en colère, cette Gaïa qui se cherche, qui se cherche désespérément sans jamais parvenir à se trouver. Alors tu fais n’importe quoi, du moment que ça te donne l’impression d’être en vie, du moment que ça te donne l’impression d’être quelqu’un. T’as bien l’intention de profiter, et réviser toute la journée, très peu pour toi. Tu sais qu’un moment ou un autre, tu devras penser à cet avenir qui t’effraie, te poser pour faire face à tes responsabilités. T’en a bien conscience ; alors pour oublier, tu vis comme si chaque journée était la dernière. Tu fonces tête baissée, pour ne plus entendre cette petite voix dans ta tête. Celle qui te rappelle tout ce qui ne va pas.

4. Ton père est sorti de prison, après dix-huit longues années ; presque ton âge Gaïa. C’était en octobre 2021. T’es complètement bouleversée, tu sais plus quoi penser. Lui qui était disparu est dans ta maison, à faire comme si jamais rien n’était arrivé. Comme si vous, tu n’avais pas souffert de son absence. Comme si une place de père, on la reprenait comme ça, d’un claquement de doigts. Alors ça, et tes cours où tu décroches, c’était trop. T’es partie de la maison, t’es allée dormir chez des potes, pour faire comprendre le message à ta mère et à Owen. Tu ne veux pas de cet homme chez toi. Il n’est rien. Du moins, c’est ce que tu dis à haute voix. Dans ton cœur, c’est bien plus confus, ça te bouffe de l’intérieur. T’es trop fière pour reculer, mais pourtant, t’as sacrément mal. Le voir devant toi, ça ne fait que te rappeler tous les moments loupés que vous auriez pu passer. Les moments où tu étais seule, sans lui.

5. T’as rarement été aussi perdue qu’actuellement, trop de changements pour toi. Alors, tu tentes de te réinventer, tu te mets sérieusement à faire du sport quand tu avais souvent peu de motivation avant. Tu essayes de tester, de dépasser tes propres limites. Tu suis les mauvaises personnes, tu fais parfois pas assez attention à toi, certains te disent que tu as changé, qu’ils ne reconnaissent plus la personne que tu es en train de devenir. Mais le problème, Gaïa, c’est que tu sais plus vraiment qui t’es, toi non plus. Tu erres, et t’espères bientôt de trouver, te retrouver.

trigger warning : troubles alimentaires.
6. T’as toujours eu des bonnes joues. En grandissant, ton corps a changé et, progressivement, t’as fini par adopter les courbes voluptueuses de ta mère. T’as jamais été comme toutes ces filles filiformes au lycée et puis t’as toujours aimé ça, la bonne bouffe, même tu prenais plus facilement du poids. Tu n’étais pas excessive, mais t’as jamais fait de régimes, tu ne t’es jamais privée de rien ; et t’étais heureuse comme ça. Pourtant, depuis quelques mois, depuis les changements qui arrivent progressivement dans ta vie, on t’entend de plus en plus souvent dire que non, tu n’as pas faim, lorsque c’est l’heure de passer à table. Que tu as déjà mangé, lorsque tes amis te proposent d’aller au fast-food du coin. Que tu n’as plus vraiment d’appétit, alors que tu as à peine touché ton assiette. T’es pas si bien, en ce moment, parce que t’es dans une période de bouleversements. Tu ne saurais pas vraiment dire comment cette peur de la nourriture s’est installée en toi. Peut-être que c’est parce que t’as l’impression de te perdre, de ne plus savoir qui tu es. Peut-être que c’est le retour de ce père presque inconnu, et que tu n’as aucune idée de la manière d’agir face à ça. Ou peut-être que c’est à cause de tes résultats à la fac, pas si bons, toi qui était pourtant une bonne élève ; parce que t’as la tête trop occupée à penser à tout le reste. T’as perdu beaucoup de poids, depuis quelques mois, mais personne ne le remarque vraiment, parce que t’as toujours une silhouette "normale", parce que tu as toujours ton sourire accroché sur tes lèvres si besoin et ton talent de comédienne. Parfois on te félicite de ta taille plus marquée, et tu souris, avec cette impression, au fond de toi, d’avoir réussi. Réussi à contrôler quelque chose quand t’as l’impression que tout le reste part en vrille. Tes journées sont rythmées par le décompte de tes calories ; journées qui se terminent bien souvent par un long footing pour les éliminer. Tu te prives, puis parfois tu craques, tu manges à n’en plus pouvoir, jusqu’à tout vomir. Tu perds le contrôle sur ta vie, Gaïa ; mais il te reste la nourriture. Tu sais que quelque chose cloche, mais tu t’accroches à ça pour ne pas perdre pieds. Tu aimerais appeler à l’aide, mais ce serait renoncer à ta bouée, au seul moyen que tu as trouvé pour te sauver. Alors tu prétends que ça va, que tu gères ; même si tu ne gères rien.